Figures 2 & 3
Exposition temporaire Mode et sport, d’un podium à l’autre,
Musée des Arts Décoratifs, Paris, septembre 2023.
Ces dispositifs ont pour but pédagogique de faire découvrir aux visiteurs la réalité matérielle des objets ou œuvres d'expositions afin de les découvrir physiquement par le toucher. Le toucher permet d'accéder à une connaissance immédiate et directe des objets, contrairement à la vue, qui ne peut saisir que la surface et la forme des œuvres (il s’agit également d’une forme de connaissance immédiate, mais ce ne sont pas les mêmes qualités qui sont appréhendées) Le toucher quant à lui, révèle des qualités matérielles que l’œil ne peut pas réellement percevoir comme la texture, la température, la densité ou encore le poids.
Dans ces expositions, la médiation par le toucher permet aussi de créer une forme d'intimité avec les objets exposés car elle crée un pont entre le visiteur et la matérialité : le toucher rend les œuvres tangibles, palpables voire plus familières. Familière dans l'idée que le toucher contribue à les rendre plus accessibles en atténuant conceptuellement la distance imposée par la scénographie et les règles de conservation (dépasser l’aspect strictement visuel).
Dans le cadre de l'exposition Mode et Sport, un échantillon de Tweed est disponible tactilement, à sa droite un texte expliquant brièvement son mode de conception “Le sergé 2/2 est un type de tissage, le nom donnant des indications sur le croisement des fils en décalé” Le visiteur peut alors toucher l'échantillon de Tweed dans le but d'appréhender ce type de fabrication (tissage). Le toucher, complémenter d'un texte permet alors d'appréhender la matérialité et la technique. Bien que ces aspects font partie de la vocation initiale du commissariat d'exposition, nous pouvons nous demander si dans cet exemple le toucher pourrait permettre d’aller plus loin dans la réflexion du visiteur. Est-ce que le toucher peut apporter une narration sur un contenu sociologique, un usage rituel, symbolique, esthétique ou encore narratif ? Pourrait-on l’utiliser le toucher autrement que dans un contexte technique ou afin d'accéder à la matérialité comme il est question ici ?
Le toucher, en tant que témoin d'une réalité matérielle, soulève une question sur ses limites : le visiteur réduit-il sa perception du vêtement exposé à une seule dimension, juste matérielle ? En touchant un fragment isolé du matériau, sans accès à l’intégralité de l’objet ou de l’œuvre, il vit une expérience fragmentée, où seul un aspect de l’objet est exploré par le toucher.
Pourtant, une œuvre englobe énormément d'aspects allant plus loin qu'un objet tangible qui a une texture.
Ici, la médiation par le toucher apporte une perception fragmentée et isolée. Mais est-ce toujours le cas ?
La forme que prend le toucher dans ce dispositif m'amène également à me questionner sur le rôle même du toucher au musée. Peut-on envisager que l’utilisation du toucher dans les musées contribue à orienter l’expérience du visiteur, notamment en définissant ce qu’il peut ou ne peut pas toucher ? Les dispositifs tactiles semblent parfois conçus pour canaliser la frustration liée à l’interdiction de toucher les œuvres originales exposées. Bien que les institutions muséales n’aient aucune intention malveillante d’utiliser le toucher comme un moyen de contrôle.
La question de la liberté tactile du visiteur reste pertinente. Un exemple de cette liberté encadrée est la possibilité d’interagir avec des reproductions tactiles d’œuvres.
B . Le toucher des reproductions : une médiation par la copie tactile
Un autre type d'utilisation du toucher offert aux visiteurs des musées est le toucher de réplique d'œuvres ou d’objets exposés. À l'époque de l'Antiquité, le toucher est considéré comme un sens lié à la connaissance directe, empirique et immédiate. Aristote1 distingue d'ailleurs, le toucher des autres sens. Il pense que c'est le plus fondamental et le plus fiable, car il permet une appréhension matérielle directe du monde.
De cette manière, les répliques tactiles permettent une perception sensorielle différente, où l’œuvre n’est plus uniquement un objet de contemplation visuelle, mais aussi d’exploration haptique. Un des buts de ces répliques tactiles s'inscrit dans une perspective de démocratisation de la culture et d'inclusion. Les répliques d'objets d'exposition ou d'œuvres d'art permettent à des publics spécifiques (personnes malvoyantes et non-voyante, mais aussi des enfants ou des personnes ayant des handicaps cognitifs) de découvrir les œuvres. Car l'exposition (au sens premier) classique des œuvres leur est inaccessible.
Au-delà de la question de l'inclusivité, de plus en plus d’expositions permettent aux visiteurs de toucher des répliques d’objets ou d'œuvres d’art. Ces initiatives sont de différentes natures.
Une des premières est de valoriser le public en centrant l'expérience sur lui grâce au toucher. Créer de l'interaction entre un sujet et le visiteur permet son implication, son interprétation personnelle et parfois une meilleure compréhension. Par exemple, l'exposition Surviving: The Body of Evidence propose aux petits et grands visiteurs de toucher des reproductions de pattes de singe. Ici, d'une part, le visiteur touche la réplique afin de comparer tactilement les différences anatomiques existantes entre le singe et lui-même et, d'autre part, le visiteur fait appel inconsciemment à sa mémoire corporelle.
Figure 4
Exposition itinérante Surviving: The Body of Evidence, National Science Foundation,
Musée Pink Palace, Memphis, septembre 2010.
© Lauren Hansen-Flaschen
Selon les institutions, toucher quelque chose lors de la visite (ici, une réplique) permet d’activer des mémoires corporelles et sensorielles, qui ancrent plus profondément l’information dans l’esprit du visiteur. Anne Sophie Grassin, dans “Le tournant sensible de la médiation culturelle” de la Lettre de l’OCIM défend d'ailleurs les pouvoirs de l’intelligence sensorielle, corporelle-kinesthésique. Elle affirme que lorsque l'accent est mis sur “la relation plutôt que sur l’objet, un nouveau langage se fait jour, des approches créatives et matérielles émergent et apparaissent alors comme de véritables alternatives à l’interprétation textuelle.”2 La sensorialité permettrait donc un “décentrement par rapport aux textes dans les expositions”.
Il s'agit ici de retenir l'information, mais qu'en est-il de la compréhension ? Dans ce cas précis, la question de la compréhension m'interroge, car à travers ce dispositif, effectivement, on constate que la patte du singe est plus grosse que notre main humaine. Dans un premier temps, nous pouvons nous demander si l’on a vraiment besoin du toucher pour savoir cela. Dans un second temps, nous pouvons nous questionner sur ce que l'on comprend réellement vis-à-vis du récit muséographique. Qu'est-ce que cela raconte ? Est-ce qu'apposer sa main dans celle du singe suffit à nous faire ressentir des effets de proximité et de différences entre nos espèces, perçues ici de manière intuitive ? Ici, il y a une tentative de raconter, de rentrer dans le récit muséographique par le toucher. Cependant, la narration de l'exposition est en partie prise en charge par d'autres médiums que le toucher, comme la vue avec des textes, du graphisme ou encore de l'illustration. Mais qu'en est-il si la vue du visiteur est supprimée ? Si le toucher nous sert de guide ?
C'est le cas de l'exposition Prière de Toucher ! Cette exposition itinérante retrace l'histoire de la sculpture de l’Antiquité jusqu’au 20e siècle à travers 10 fac-similés en plâtre à toucher. En plus de toucher avec ses mains, le visiteur est privé du sens de la vue. Le but est d'accentuer l’attention portée aux formes et aux volumes des sculptures, poussant à une compréhension plus instinctive (mettant donc de côté l’aspect visuel). Le toucher, contrairement à la vue, est convoqué pour son côté plus instinctif, terre-à-terre, intime. Toucher devient un acte de création, et même de signification, où le visiteur construit sa compréhension de l'œuvre à partir de l'interaction qu'il a avec elle.
Figures 5 & 6
Exposition itinérante Prière de toucher ! , Musée Fabre, Montpellier, 2019.
©océan-sophie Trébern
De même, dans la galerie tactile du Louvre, la possibilité de toucher les sculptures permet de créer un lien émotionnel entre le sujet (visiteur) et l'objet (œuvre/récit muséographique). Cela raconte une autre forme de relation à l’art où le visiteur se rapproche de l'expérience de l’artiste face à son œuvre. Ce n'est plus seulement l'histoire de la statue en tant qu'objet historique ou esthétique, mais aussi celle de l’expérience vécue par le visiteur à travers le toucher.
Figure 7
Exposition permanente La galerie du tactile, Musée du Louvre, Paris, septembre 2023.
Scénographie: Tactile Studio
Les reproductions ont leurs avantages et inconvénients lorsqu'elles servent à imiter au sens propre les œuvres d'exposition. Cependant, il existe des formes de reproductions créées pour comprendre l'œuvre sans la reproduire, c'est le cas d'un type de reproduction tactile au musée Camille Claudel.
Figure 8
Exposition permanente, dispositif de médiation tactile, Musée Camille Claudel, février 2024.
Scénographie: Tactile Studio © Abril Jimena Marin Barrueco
Il s'agit ici de reproduire le processus de création des œuvres (taillage, moulage) et non les œuvres elles-mêmes. Par exemple, le visiteur touche différents aspects de la matière en cours de modification : matière brute, matière en cours de taillage puis matière taillée. Cette médiation est à la frontière entre notre précédent point : Le toucher des matières, et celui-ci : Le toucher des reproductions. Ce dispositif servant à toucher une matérialité et une technique ne répond pas à la critique que l'on a faite des échantillons de texture disponibles dans les expositions.
Ici, le toucher d'une réalité matérielle permet au visiteur de rentrer dans un véritable récit muséographique, celui du travail de l'artiste et de sa valorisation. À travers le toucher de différents états de la matière lors du processus de création artisanale, le visiteur peut comprendre en touchant de manière concrète les étapes de transformation (évolution des matériaux, de leur forme brute à l’œuvre finale). Ici, le toucher accompagne l'œuvre et offre une véritable visée réflexive. Il s'agit d'exposer des propriétés matérielles (différents états d'une matière) et immatérielles (valorisation de l'artisan ou de l’artiste).
Cependant, on peut se demander si ce dispositif ne limite pas encore une fois le toucher à une seule dimension. Bien que l’artiste se serve de ses mains pour sculpter, en réalité, c’est tout son corps qui participe au processus. Est-ce que la mobilisation du corps en mouvement rendrait davantage hommage à l’importance de l’interaction corporelle du travail de l’artiste ? Peut-être n’était-ce pas la visée de ce dispositif, quoi qu’il en soit, cela nous questionne sur la profondeur réflexive du dispositif et sa capacité à libérer un imaginaire chez le visiteur.
Dans cette partie, nous avons vu en quoi le toucher permet une reconsidération du statut de l'œuvre puisqu'elle est perçue non pas seulement comme un objet esthétique, mais comme un support tactile dont le corps du visiteur peut faire l'expérience. Le corps du visiteur qui d’ailleurs est presque immobile, statique, car les membres engagés sont (trop) souvent les mains. En effet, dans les études de cas menées jusqu'à maintenant, le toucher au musée concerne presque toujours les doigts, les mains, voire les avant-bras. Mais qu'en est t-il des dispositifs où le corps en mouvement et dans son intégralité est invité à toucher ?
C. Le toucher en mouvement : Quand le corps devient outil d'exploration
Dans cette troisième partie, nous allons nous demander si le corps en mouvement (mouvement dû à un dispositif tactile) questionne et enrichit notre problématique. Est-ce que le corps entièrement en action, contrairement à la simple convocation des mains, permet de libérer le champ des possibles du toucher et notamment un déploiement de l'imaginaire ?
Dans l'exposition Marche et démarche, une histoire de la chaussure, le Musée des Arts Décoratifs propose aux visiteurs un salon d'essayage de répliques de chaussures et la possibilité de marcher en les portant. Cette exposition est dédiée au statut de cet accessoire indispensable du quotidien et des différentes façons de marcher, du Moyen Âge à nos jours.
Figures 9, 10 & 11
Exposition temporaire, Marche et démarche, une histoire de la chaussure,
Musée des Arts décoratifs, Paris, 2020.
Scénographie : Éric Benqué
Cette médiation permet au visiteur de comprendre, à travers ses propres sensations corporelles, comment ces objets influencent le corps, et même son propre corps, notamment en termes de confort, de posture ou de mobilité.
Ces répliques tactiles sont toutes d’une teinte uniforme invitant le visiteur à se concentrer davantage sur les sensations corporelles provoquées en les portant, que sur leurs couleurs et textures. Ici, le visiteur fait appel à son sens de la proprioception qui est selon le CNRTL, la "perception qu'a l'Homme de son propre corps, par les sensations kinesthésiques et posturales en relation avec la situation du corps par rapport à l'intensité de l'attraction terrestre"3. L'aspect proprioceptif enrichit donc la perception globale de la chaussure, en faisant prendre conscience au visiteur de la manière dont ces chaussures, d'une autre époque ou d'une autre culture, modifient l'interaction du corps avec son environnement. Le toucher proprioceptif fait le récit de différents rapports au corps. De plus, au-delà de l’aspect esthétique et historique (ce qui est l’objet de la première grande partie de l’exposition) ce dispositif tactile permet de prendre la mesure de ce que cela suscite en termes de sensibilité que ce soit dans une posture statique ou dans une posture dynamique. Cependant, nous pouvons nous questionner sur l'impact que cela peut avoir sur la réflexion du visiteur au vu de la localisation de la médiation dans le parcours de visite. Le fait que cette activité intervienne à la fin du parcours pose la question de sa réelle intégration au sein de l’exposition. Si l'essai des répliques est perçu comme un simple espace ludique, il risque de perdre de sa profondeur pédagogique. Cette déconnexion entre le contenu vu précédemment et l’interaction finale peut donner l’impression que la médiation est accessoire, presque détachée du récit muséographique. En touchant et en portant ces répliques, le visiteur ne peut pas se projeter dans la vie quotidienne des personnes ayant porté les chaussures originales. La recontextualisation manque à cause de son emplacement dans le parcours qui déconnecte la médiation de son histoire et de son contexte culturel (évoqués plus tôt dans l’exposition). Peut-on dire qu'ici, le décalage spatial entre la médiation et le contenu narratif de l’exposition, empêche le visiteur de saisir pleinement par le toucher les enjeux sociaux et culturels associés à ces objets ?
La question de la localisation de la médiation tactile est une problématique à laquelle le musée Camille Claudel a répondu en permettant au médiateur, de se déplacer dans les collections avec une mallette pédagogique.
Figure 12
Mallette pédagogique des visites guidées de l’exposition permanente,
Musée Camille Claudel, Février 2024.
Scénographie: Tactile Studio © Abril Jimena Marin Barrueco
Ce dispositif, déjà étudié plus tôt, est intéressant pour sa dimension spatiale. Il nous intéresse dans cette partie pour sa localisation dans l’espace d’exposition. Il s’agit d’une mallette sur roues, qui explique les techniques de taillage et de moulage. C'est le “Tactile Studio qui a imaginé et produit ce meuble déplaçable ainsi que le contenu pédagogique. Pas à pas, les médiateurs peuvent se déplacer dans l’exposition et ainsi expliquer aux visiteurs les étapes du processus”4. Contrairement à l’étude précédente où l'expérience tactile était déconnectée des objets d’exposition, ici la médiation par le toucher est bien connectée avec le récit muséographique et le contenu puisqu'on permet aux visiteurs de toucher dans des endroits localisés. L'interaction est davantage libre et accessible bien que ce soit le médiateur qui décide lorsqu'il est pertinent que le visiteur touche ou non. Il semble que la question de la localisation soit importante dans notre recherche, nous pourrons l’approfondir plus tard.
Nous avons pu étudier les différentes convocations du toucher au musée en tant que médiateur. Celles-ci ont des spécificités qui relèvent plutôt du comment le toucher est utilisé physiquement, mais aussi du pourquoi le toucher est utilisé au musée. À présent, nous allons énoncer ces deux constats issus de nos analyses, en les formulant volontairement de manière radicale.
COMMENT : les aspects physiques de l'utilisation du toucher au musée :
Le musée offre une vision réductrice de la partie du corps avec laquelle on touche.
Généralement, au musée et dans les études de cas que nous avons étudiées, la partie du corps utilisée se limite aux mains, voire au bout des doigts. Car l'image qu’on a du toucher est assujettie et ne s’arrête qu’à la partie du corps avec laquelle on manipule le plus souvent : les mains. Les mains et “les bouts des doigts ont des crêtes dermiques et de nombreuses terminaisons nerveuses qui augmentent la sensibilité, leur permettant d'explorer l'environnement de manière détaillée”5. Cependant, contrairement aux autres sens qui ont leurs organes associés (la vue : les yeux, l'ouïe : les oreilles), le toucher n'a pas d'organe spécifique associé, car le corps dans son intégralité est une interface de contact avec le monde. Peut-on songer à une utilisation plus complète du toucher, où le corps dans son entièreté reçoit de l'information au sein de l'espace muséal ? Pour d'une part, engager le corps et potentiellement associer le toucher à la proprioception (donnant à réfléchir sur son propre corps et l'interaction qu'il a avec l'objet d'exposition). Et d'autre part, bousculer les pratiques habituelles de la convocation du toucher.
POURQUOI : les aspects significatifs de l'utilisation du toucher au musée :
Le musée offre une vision réductrice de l’aspect sémantique de l’action de toucher.
Ces convocations ont beaucoup de valeurs comme nous avons pu le voir : elles permettent une valorisation du visiteur par son implication physique, elles permettent une meilleure intégration de l'information (intelligence corporelle et kinesthésique), elles permettent la création d'un nouveau lien entre l'objet d'exposition et son visiteur : une relation plus intime et sensible, et elles permettent parfois une contextualisation. Cependant, ces convocations du toucher restent relativement prisonnières d'une vision stéréotypée du toucher. Elles nous posent des questions sur leur superficialité et leur primarité. D'autres facettes de ce que peut apporter le toucher doivent être étudiées dans cette recherche. Nous avons étudié le fait que lorsque le toucher est utilisé dans une visée réflexive, il est toujours accompagné d'autres éléments de l'espace muséal comme une présence humaine (médiateur), des illustrations/graphismes ou encore des éléments textuels, qui eux, prennent en charge la recontextualisation ou même la narration du récit muséographique. Est-ce que de manière idéale, le toucher pourrait prendre en charge seul la part narrative ? Est-ce que le toucher peut devenir un véritable outil de narration et libérateur d’imaginaire, au-delà de sa simple fonction sensorielle ?