Introduction

“ L’être humain est réputé posséder cinq sens, mais l’éducation ne cultive méthodiquement et continûment que la vue”1 , écrit Verine Bertrand. Mais qu’en est-il des autres sens et particulièrement celui du toucher ?

Le toucher, dans la tradition philosophique et la société contemporaine, est souvent réduit à une opération fonctionnelle : celle de la manipulation des objets : un sens associé à la maîtrise des choses. À l’opposé, la vue est considérée comme le sens par excellence de la théorie. La vue occupe une place centrale dans l’appréhension du monde qui nous entoure. Pourtant, le toucher, bien que marginalisé, semble posséder un potentiel inexploité. Il s'agit, à travers cette recherche, d'interroger les fonctions de ce sens au musée et de (re)découvrir ses aspects souvent négligés auxquels on ne pense pas forcément.

Nous sommes dans une époque où l’expérience muséale se réinvente, comme l'écrit Anne-Sophie Grassin dans un article de La Lettre de l'OCIM intitulé “Le tournant sensible de la médiation culturelle” : elle y affirme que “aujourd’hui la muséologie sensible est en plein essor, avec l’implication stratégique de tous les sens comme fondement du design universel”2. Dans ce contexte, l’enrichissement des visites par les émotions et la sensorialité prend de plus en plus d’importance, et le toucher se fait progressivement une place. Bien que cette évolution soit encore en développement, elle montre un désir des institutions muséales d’introduire de nouvelles formes de médiation, comme le toucher où le visiteur devient plus actif et établit une relation plus directe avec 
les œuvres et les objets exposés. Comme le souligne Edwards Elizabeth, citée par Marzia Varutti dans 
“Vers une muséologie des émotions” : “les musées ont su expérimenter et développer de nouveaux langages interactifs avec les visiteurs qui, par conséquent, se voient de moins en moins comme des bénéficiaires passifs de connaissance et de plus en plus comme des co-producteurs de savoir”3.

Cependant, malgré ces avancées, la manière dont le toucher est utilisé dans les musées reste souvent frustrante. Il semble encore enfermé dans des usages stéréotypés : manipulation d'objets, curiosité tactile, vérification de ce qui est vu ou encore outils pédagogiques dédiés à des publics spécifiques. Cette approche semble restreindre le potentiel du toucher, le rendant prisonnier de ses fonctions utilitaires et matérielles. La question qui se pose alors est de savoir si le toucher pourrait être utilisé de manière plus complexe dans les musées, au-delà de ce qu’on en attend habituellement. Peut-il devenir un véritable moyen de raconter des histoires, de rentrer dans le récit muséographique, capable de stimuler l’imaginaire des visiteurs et de créer une connexion différente, autre que l'interaction physique ?

Notre réflexion ne portera donc pas sur toutes les formes de toucher au musée. Elle n’abordera pas les dispositifs tactiles interactifs classiques, tels que les bornes permettant d’activer des vidéos ou des sons, 
ni les interfaces numériques comme les écrans tactiles. Souvent utilisés, ces dispositifs limitent le toucher 
à une dimension purement fonctionnelle, ce qui les rend déconnectés de notre démarche. 
De même, bien que l’inclusion du toucher pour les personnes malvoyantes et non-voyantes soit très importante, elle ne fera pas l’objet principal de notre étude. Notre démarche s'inscrit dans un cadre spécifique : 
explorer et tenter de repenser le rôle du toucher en tant qu'outil de médiation dans les musées.

Pour cela, il est important de définir les termes de cette réflexion, en l'occurrence le plus important : le toucher. Selon le CNRTL (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales), le toucher dans son sens strict, désigne l'action “d’entrer en contact physique avec quelqu'un ou quelque chose”. Cette définition, purement sensorielle et physique, contraste avec le sens figuré du toucher, qui, toujours selon le CNRTL, est l'idée de “provoquer une impression affective ou intellectuelle” ou encore “affecter de manière précise”4
Ces deux définitions, l'une plus matérielle et l'autre plus abstraite, sont toutes deux importantes pour notre réflexion, notamment pour envisager l’hybridation des deux et considérer ainsi le toucher pour ses différentes dimensions. 

Ces multiples dimensions alimenteront notre réflexion tout au long du mémoire. Ainsi la notion de toucher va se décliner, se développer progressivement, en prenant différentes formes selon les exemples, contextes et enjeux que nous étudierons. Ainsi, la problématique centrale de notre travail de recherche est la suivante :

Pour élargir les possibilités du toucher dans l'espace muséal, faut-il qu'il s'affranchisse de ce à quoi on l'assigne ?

L’argumentation de ce mémoire s’articulera autour de trois grandes parties. Dans un premier temps, nous diagnostiquerons les utilisations actuelles du toucher au musée en analysant ses différentes formes et visées pédagogiques. Dans un second temps, nous tenterons de problématiser le toucher dans un contexte plus large en nous demandant pourquoi ce sens a été mis de côté et assujetti à sa fonction d'emprise sur les choses. Puis, est-ce que le toucher peut se déployer autrement ? Enfin, nous nous interrogerons sur la programmation de principes scénographiques d'exposition où le toucher du visiteur s'affranchit des aspects auxquels il est assigné.


1
Verine, Bertrand, «Pourquoi les informations tactiles sont-elles souvent mises en inconscience ?» , article publié en ligne le 1 Novembre 2023 sur le site «fondation du toucher » à l’adresse suivante : http://fondationdutoucher.org/pourquoi-les-informations-tactiles-sont-elles-souvent-mises-en-inconscience.  inclus dans Verine, Bertrand, 2024, «Tentative de description de ce qu’un lieu fait à la peau», in Moureaux, Patrick et Le Nen, Dominique (dirigé par), Prière de toucher, Séné, Donjon éditions.






2 Grassin, Anne Sophie « Le tournant sensible de la médiation culturelle » dans la revue La Lettre de l’OCIM, n°202 (juillet 2023) p. 3, disponible à l’adresse : http://journals.openedition.org/ocim/5040



3 Varutti, Marzia,  « Vers une muséologie des émotions » Travaux & notes de recherche de la revue Culture & Musées n°36, L’émotion dans les expositions, article publié en ligne en décembre 2020 sur le site « OpenEdition Journal » à l’adresse suivante : https://journals.openedition.org/culturemusees/5751




























4 Définition du toucher, CNRTL, disponible à l’adresse : https://www.cnrtl.fr/definition/toucher




Article 1  : Diagnostic ->
Ambre Manach
DSAA Design d’Exposition École Boulle