Article 3 : Programmatique : Exploiter le toucher différemment au musée

Dans cette troisième et dernière partie de notre recherche, il s'agit de se questionner sur des principes d'exposition où le toucher du visiteur au musée s'affranchit des stéréotypes auxquels il est assigné, afin de libérer un imaginaire tactile. Comme étudié dans la précédente partie de notre recherche, les blocages théoriques auxquels nous faisons face sont principalement un toucher assigné à une maîtrise des choses, à la manipulation, à la matérialité et aux mains. Dans un premier temps, nous allons étudier deux types de contenu d’exposition et analyser en quoi est-il pertinent que le sens du toucher s'y manifeste pour les visiteurs.

Figure 17
illustration représentant les aspects inexploités de l’utilisation du toucher au musée.


A. Des contenus d’exposition à explorer
Comme vu dans les exemples phénoménologiques de la partie précédente, le toucher peut, dans certains cas, ouvrir un imaginaire et plus ou moins concrètement un espace intermédiaire chez la personne qui touche et celle qui est touchée. Un imaginaire qui pourrait permettre aux visiteurs de vivre une expérience davantage personnelle, intuitive et surtout sensible. Cependant, le potentiel du toucher ne se révèle pleinement qu’au sein de contextes spécifiques, où il peut déployer sa capacité à transmettre et à créer une connexion. Est-il pertinent que le toucher se déploie sur un thème d'exposition en rapport avec lui-même ? 

Les métiers d'art exposés par le toucher

Pour commencer, nous pouvons nous demander si les métiers d'art peuvent être intéressants à exposer par le toucher. En effet, il s'agit d'un domaine où cette relation entre toucher, création, et transmission est particulièrement manifeste. Ce qui se joue dans les métiers d'art, c’est la maîtrise technique délicate grâce à laquelle l’artisan d’art cherche tout à la fois à donner une forme à un matériau (donc en un sens, à le lui imposer) et à mettre en valeur ce matériau (donc en un sens, à le respecter). Cette ambiguïté représente assez bien l'ambiguïté du toucher lui-même. Ainsi, dans les métiers d’art, le toucher s’affranchit des stéréotypes qui le réduisent à une simple manipulation mécanique. Il devient un outil de création, porteur d’une esthétique et d’une histoire : ceux des matériaux (leur origine, leur transformation), ceux des artisans (leur maîtrise, leurs gestes). Est-ce que l'utilisation du toucher chez le visiteur dans une exposition de métiers d’art ne pourrait pas montrer aux visiteurs qu’il s’agit d’un toucher différent de celui auquel ils s’attendent ? Ce concept pourrait revaloriser le toucher en mettant en avant ses aspects plus doux, fins, complexes et plus patients aussi ; les métiers d’art, c’est l’école de la patience pour le toucher. Cependant, dans le domaine de l'artisanat, le geste est particulier, il peut être parfois chronophage, une temporalité propre aux métiers d’art. Est-ce que le jeu de temporalité pourrait devenir un principe d’exposition des métiers d'art ? Cela poserait une vraie question, car les visiteurs restent généralement peu de temps dans une exposition. Peut-être qu'il faudrait repenser le rythme pour inciter à ralentir et permettre aux visiteurs de comprendre les enjeux (temporels) du geste de l’artisan. Aussi, il serait important d’inclure des artisans dans la réflexion du projet.

Une autre question émerge lorsqu'on étudie ce type d'exposition : est-ce qu'exposer les métiers d'art et donc le geste des artisans serait d'une certaine manière exposer le toucher lui-même ?

En effet, les gestes de l’artisan incarnent une forme de savoir-faire où la main devient le principal outil de création. Exposer ceci serait  un peu comme si le toucher était à la fois le moyen et le sujet de l’exposition. Le toucher s'auto-référencerait. Il serait observé, analysé ou expérimenté pour lui-même, ce qui pourrait le priver d’une véritable capacité à activer l’imaginaire et à enrichir la narration autour d’un thème plus large. Par ailleurs, nous pouvons nous interroger sur le rapport manuel de l’artisan, est-ce que mobiliser seulement la main ne présente-t-il pas le risque de rester avant tout centrée sur la dimension matérielle des choses ?

Les vêtements exposés par le toucher

La manifestation du sens du toucher dans une exposition sur le vêtement pourrait être pertinente pour plusieurs raisons : 

Tout d'abord, bien que ce ne soit pas une exposition dédiée au toucher en soi, elle établit un lien direct avec le corps, élément central de notre étude : le vêtement porté par le corps.
Ensuite, comme étudié dans notre diagnostic, le sens du toucher est souvent sollicité dans les expositions de vêtements comme par exemple au Musée des Arts décoratifs avec l’exposition Marche et démarche, une histoire de la chaussure, en 2020 ou encore l’exposition Mode et Sport, d'un podium à l'autre, en 2024, mais rarement de la manière dont les exemples phénoménologiques (de notre partie 2) ont démontré un potentiel inexploité du toucher. 
Enfin, le vêtement est un témoin de l'Histoire, il reflète les modes de vie, les évolutions sociales et les contextes culturels et politiques d'une époque. Il raconte l’identité de ceux qui l’ont porté, et beaucoup d’aspects de ces récits pourraient être éveillés chez le visiteur par le toucher, l’invitant à imaginer, réfléchir et s’émouvoir à travers l’expérience tactile.


La médiation Remontez le temps réalisée au musée des Arts décoratifs dans le parcours de l'exposition Mode et Sport, d'un podium à l'autre, était une tentative d'inviter le visiteur à imaginer la condition des tenniswomans de la Belle époque par le toucher. La médiation proposait aux visiteurs de reproduire des gestes du tennis en portant des objets simulant 
les contraintes des vêtements d’époque, qui privilégiaient l’élégance au détriment de la performance. Ici, le toucher prend le rôle de médiateur entre des éléments visibles (les vêtements de sport exposés) et des éléments invisibles sur lesquels le visiteur peut se questionner en ressentant (la condition des femmes à l'époque).


 À travers une expérience où le corps était engagé et mis à l'épreuve, le visiteur a pu éprouver des ressentis et des émotions comme l'empathie envers ces femmes d'une autre époque. 
Ici, les notions de proprioception et de narration permettent aux visiteurs de rentrer dans un récit muséographique (en l'occurrence, le titre de la section de visite : L'élégance avant la performance) . Cependant, cette entrée du visiteur dans le récit muséographique est possible grâce à la présence d'un médiateur. Son discours de l'ordre de la curation accompagne le visiteur qui touche. Cela pose la question de l'autosuffisance de l'expérience tactile. Pour répondre à notre problématique : dans ce cas, oui, le toucher permet de libérer un imaginaire en s'affranchissant de ce à quoi on l'assigne, mais accompagné 
d'un médiateur humain.

   

Figures 18 & 19
Médiation lors d’une des soirées étudiantes école Boulle x Musée des Arts Décoratifs, 
Exposition Mode et Sport, d’un podium à l’autre, Paris, décembre 2023.


B. La manifestation du toucher dans l’exposition
Dans cette seconde partie, nous allons nous interroger sur l'introduction du toucher que nous avons défendu durant notre recherche, au sein d'une exposition muséale, en l'occurrence une exposition de vêtements. Il s'agit également d'explorer comment il peut être introduit avec justesse et dans quelles conditions.

Localiser le toucher

Pour permettre au toucher de révéler toute son ampleur narrative, il peut être intéressant de créer des espaces sensibles rythmant le parcours d'exposition. Des moments suspendus, où les visiteurs ralentissent, laissant une place aux émotions, aux ressentis et à une réflexion personnelle. Comme on l’a vu dans le diagnostic, il est important que ces espaces (où l’on touche et où l’on est touché) ne soient pas délocalisés de l'exposition (afin de ne pas paraître anecdotiques), mais plutôt des espaces ponctuant le parcours, créant ainsi un équilibre entre exposition conventionnelle et exposition sensible. L'exposition Surréalisme au Centre Pompidou propose un espace de ce type. Les visiteurs plongent dès l’entrée dans une ambiance particulière, posant les bases d’un récit muséographique qui appelle à la fois les sens et l’imaginaire. De par ces aspects, ce principe encourage l'interprétation personnelle du visiteur.

Cela soulève cependant plusieurs questions : faut-il que ces espaces sensibles se situent au début du parcours ? Devraient-ils être des salles à part ou pourraient-ils s’insérer dans les espaces de transition ?  Est-il réellement impossible de faire cohabiter le toucher avec une contemplation plus classique des collections ? Pourtant, cette cohabitation a déjà été expérimentée dans le cas de la médiation remontez le temps étudiée auparavant, montrant qu’elle peut enrichir l’expérience muséale. Ces interrogations ouvrent la voie à des expérimentations pratiques. Il serait intéressant de tester différentes approches, allant d’expériences tactiles intégrées au sein des espaces d’exposition traditionnels à des moments plus isolés (sans être déconnectés).

   

Figures 20 & 21
Exposition Surréalisme, centre Georges Pompidou, Paris, novembre 2024.

Encourager l’interprétation personnelle

Dans un contexte d'exposition de vêtements, l'enjeu est de mobiliser le sens du toucher autrement que par des bornes où les visiteurs peuvent toucher un échantillon de tissu. Il s’agit plutôt d'inviter les visiteurs à laisser libre cours à leur imagination, à voyager au-delà de l’observation ou de l’appréhension des propriétés physiques des vêtements exposés. Peut-être que pour imaginer des aspects symboliques d'un vêtement d'exposition, il ne faut pas le voir ? Peut-être est-ce trop radical ? Néanmoins, c'est le cas de Rafistoler. Il s'agit d'une installation tactile, visuelle et sonore, sur la base d’un texte d'Anne Mortal racontant une marche en montagne. Elle a été présentée lors de l’exposition Paysages tactiles à la galerie Mémoire de l’avenir en mai et juin 2021. Elle ne propose pas une absence complète du paysage, mais remplace l’expérience du paysage réel par un paysage de papier. Ce dispositif offre une interprétation sensible de la montagne, sans reproduire une copie exacte. Le concept repose sur un déplacement de la perception du paysage de l’aspect purement visuel vers des sensations matérielles et immatérielles.  

Ici, le visiteur utilise son sens du toucher d'une manière qui nous intéresse dans notre questionnement. Il agit en tant que médiateur par lequel le visiteur interprète, imagine et voyage à travers ses mains. Le principe de l’affranchissement de la copie tactile dans l’utilisation du toucher permet vraiment de libérer un imaginaire personnel, il est important dans notre réflexion et aura un intérêt à être expérimenté par la pratique.

   

   

Figures 22, 23, 24 & 25
Installation Rafistoler de Delphine Gauly lors de l’exposition Paysages tactiles
à la galerie Mémoire de l’Avenir, Paris, mai 2021.

Raconter des récits personnels grâce au toucher

Comme nous l'avons vu tout au long de cette recherche, le toucher ne se limite pas aux sensations physiques, il engage également une dimension émotionnelle et mentale. Une dimension que les musées ont de plus en plus prise en compte. Dans “Vers une muséologie des émotions”, Marzia Varutti cite Andrea Witcomb :

  •             “Andrea Witcomb (2015) observe que les émotions sont devenues des instruments dans l’implémentation des fonctions pédagogiques des musées. Elle défend même une “pédagogie de l’émotion” qui encourage l’intégration des émotions dans les activités pédagogiques des musées.”1


En associant le toucher à la capacité d’évoquer des émotions et des souvenirs personnels, nous allons au-delà de la simple sensation. Le toucher devient alors un moyen de vivre une expérience plus personnelle, émotionnelle, mais aussi potentiellement plus spirituelle. En touchant un objet, est-il possible que ce ne soit pas seulement la texture de celui-ci qui se dévoile, mais aussi des souvenirs enfouis, des émotions ou des liens invisibles qui se créent ? L’interaction tactile devenant ensuite émotionnelle pourrait-elle être une porte d’entrée vers une réflexion profonde sur les objets exposés et notre propre relation à eux ? Le toucher, dans ce contexte, devient le lien entre le tangible et l’intangible.

À présent, appliquons cela à l'exposition de vêtements. Au-delà de l’Histoire des vêtements, il s’agit aussi de raconter l’histoire personnelle des vêtements eux-mêmes : ceux qui les ont portés, les contextes dans lesquels ils ont vécu. Le toucher peut ici devenir un geste permettant au visiteur de se connecter à une mémoire plus humaine et émotionnelle.

Dans une exposition intitulée Un mile dans mes souliers au Centre des mémoires montréalaises, les visiteurs sont invités à porter des chaussures d’inconnus tout en écoutant leurs témoignages. Cette expérience engage à la fois le corps et l’esprit, le toucher est ici comme un médiateur entre le visible (les chaussures) et l'émotion face aux récits individuels. Ce toucher bien qu'il soit dans une visée d’apparence fonctionnelle (puisque l'on touche afin d'utiliser la chaussure dans sa fonction de base), n'est pas non plus un toucher pour manipuler ou maitriser comme nous avons pu l'étudier avec l'exemple d'exposition de chaussures de notre diagnostic 2 . Ici, il est un moyen spirituel de connexion, voire d’incarnation. Il permet de se relier émotionnellement à autrui, et même de s’imprégner d’une mémoire. Ce qui est intéressant et que nous retiendrons de cette approche pour notre propre démarche, c’est la manière dont le toucher connecte le matériel avec l’immatériel : il déploie un imaginaire et permet d’entrer pleinement dans le récit muséographique du témoignage.

       

Figures 26, 27 & 28
Exposition Un mile dans mes souliers, Centre des mémoires montréalaises, Montréal, février 2024.

En dessous du titre de l’exposition, le texte suivant est écrit : 
“Prenez place et vous serez invité à chausser les souliers 
de quelqu’un d’autre et à mettre des écouteurs. 
Prenez le temps de marcher et de découvrir le monde à travers le regard d’une autre personne.”

C. Le contexte d’exposition
Le lieu d’implantation d’un futur projet tiré de notre recherche théorique et philosophique est important, car il conditionne non seulement les possibilités d’interaction avec les collections, mais aussi la manière dont le récit muséographique peut se déployer par le toucher. À travers quatre institutions muséales parisiennes, nous nous interrogerons sur comment notre programmation pourrait s’épanouir au sein de ces différents lieux.

Dans un premier temps, il pourrait paraître évident de penser au Palais Galliera, musée de la mode de la ville de Paris, qui expose principalement des vêtements. Des expositions comme La Mode en Mouvement #1 et #2, et une troisième partie prévue en février 2025, présentent la mode d’une manière narrative où notre projet pourrait trouver une place, car l’idée de mouvement dans la mode se connecte bien en théorie avec notre ambition du corps en mouvement. En effet, l’idée d’un toucher qui stimule l’imagination peut vraiment apporter quelque chose de nouveau. Par exemple, en valorisant la façon dont les vêtements bougent et sur la relation intime que nous entretenons avec les tissus. Toutefois, ces expositions mettent généralement l’accent sur l’évolution esthétique et technique de la mode, parfois au détriment des récits personnels et affectifs liés aux vêtements. Cette approche pourrait peut-être offrir une opportunité à l’institution de faire un pas de côté et de proposer quelque chose de plus intime, susceptible de toucher le visiteur d’une manière différente. Il serait donc essentiel de se demander, voire même d’échanger avec le Palais Galliera, sur leur mission actuelle, et leur ouverture à une approche plus émotionnelle et spirituelle du vêtement, ou si cette orientation dévierait de son projet scientifique et culturel.

Ensuite, nous pouvons nous interroger sur la place de notre projet au musée du Louvre, au vu de leur future exposition La Mode au Louvre. À première vue, ce lieu semble moins adapté, car cette exposition, centrée sur la haute couture et le prestige, s’éloigne de notre approche plus intime du toucher et des vêtements porteurs d’histoires vécues. L’enjeu réside également dans le rythme effréné des visiteurs, attirés par la richesse des collections et le désir de parcourir un maximum d’œuvres en un temps limité. Or, pour que le toucher puisse prendre toute son ampleur et permettre au visiteur de s’immerger dans un récit muséographique et ainsi ressentir et s’émouvoir, une temporalité différente et plus lente semble nécessaire. En ce sens, cet inconvénient pourrait se transformer en une opportunité : celle de proposer aux visiteurs un moment suspendu, où le rythme serait différent. Toutefois, le défi réside aussi dans le fait de concilier notre approche sensorielle avec les attentes de l’institution, dont le projet scientifique et culturel se concentre sur la mise en valeur du patrimoine dans un cadre plus conventionnel. Peut-être que notre projet s’intégrerait mieux dans une de leurs expositions temporaires et ainsi réfléchir à la manière dont le Louvre pourrait équilibrer dimension académique et dimension sensorielle pour raconter autrement leurs collections.

Le musée de l’Homme semble être un lieu approprié avec notre projet d’exposer les histoires que les vêtements véhiculent. La mission du musée est de présenter l’humain dans sa diversité (historique, culturelle, biologique…). D’ailleurs, en 2021, le musée a proposé l’exposition comme Sneakers, les baskets entrent au musée (13 octobre 2021 - 25 juillet 2022), où il intégrait des objets du quotidien dans des récits anthropologiques. Il pourrait donc être intéressant pour notre projet et pour l’institution d’exposer des vêtements comme des témoins d'histoires personnelles et collectives. Le musée pourrait, en ce sens, élargir leur démarche en racontant l'Histoire des vêtements à travers différentes cultures ou, plus encore, à travers les parcours de vie individuels. Chaque vêtement peut être perçu comme un marqueur de l'histoire personnelle et culturelle et ainsi inviter les visiteurs à réfléchir à leur propre histoire à travers l'expérience tactile. Ici, le toucher ferait le lien entre le visible et l'invisible, comme nous le défendons depuis le début de cette recherche. Par ailleurs, le musée de l'Homme porte déjà une attention particulière concernant le statut et le corps du visiteur qui sont actifs (jeux et activités, notamment dans la collection permanente).

Enfin, le Musée des Arts Décoratifs (MAD) semble être une hypothèse judicieuse pour l’implantation de notre projet. Cette institution muséale a plusieurs fois présenté des expositions autour de l’Histoire de la mode et des vêtements intégrant leurs récits personnels. Des expositions comme L’Homme Paré (30 octobre 2005 - 30 avril 2006), Tenue correcte exigée, quand le vêtement fait scandale (1er décembre 2016 - 23 avril 2017), ou encore Mode et Sport, d’un podium à l’autre (20 septembre 2023 - 7 avril 2024) prouvent un désir du MAD d’exposer l’évolution des vêtements et leur portée symbolique (sociale et culturelle). De plus, le musée intègre déjà dans ses expositions temporaires des éléments d’expérience tactile, ce qui pourrait constituer une base de réflexion pour approfondir sur un toucher plus intime et corporel comme nous le recherchons, en opposition aux interactions classiques avec des répliques ou échantillons. Par ailleurs, le statut hybride privé/public du MAD permet de naviguer entre la mode commerciale et la dimension plus culturelle. Cela ouvre la possibilité pour notre projet d’exposer une marque de vêtements porteuse d’histoire dont les créations ont marqué des vies individuelles et collectives auxquelles les visiteurs pourront s’identifier et avoir une réflexion par le toucher.

Notre réflexion sur la programmation d'une scénographie d'exposition où le toucher aurait une place nouvelle soulève encore de nombreuses questions, auxquelles nous avons des réponses théoriques de l’ordre d’hypothèses programmatiques, mais pas encore pratiques. Loin de se réduire à une simple expérience sensorielle, le toucher ouvre un champ des possibles plus vaste, celui de l’interprétation et de la relation personnelle avec les objets et les histoires qu’ils racontent. Le choix du lieu, qu'il s'agisse d'institutions spécialisées ou plus généralistes, est important pour trouver un cadre propice à l'épanouissement de l'utilisation du toucher affranchi de ce à quoi on l'assigne. Cette programmation et notre projet , à ce jour, restent une recherche en devenir où l’on va tester et approfondir nos principes au fur et à mesure.


Au départ de notre réflexion, nous avons étudié les stéréotypes auxquels est assigné le toucher dans la société ainsi que dans les musées. Pour rappel, il s'agit de son association forcée aux mains qui touchent, de sa fonction d’accès à la matérialité, de son utilisation à des fins de curiosité tactile, de sa réduction à la manipulation ou encore de l’emprise sur les choses touchées. Dans le contexte du musée, notre diagnostic de l'utilisation du sens du toucher nous a révélé qu'il est généralement mobilisé de manière limitée et répétitive dans les expositions.

Pour tenter de répondre à notre question problématique, nous avons élargi notre réflexion en adoptant une approche plus phénoménologique, en nous interrogeant sur des expériences quotidiennes où le toucher dépasse ces cadres habituels/traditionnels du toucher. Nous avons ainsi compris qu’il était davantage complexe, voire ambigu et qu'il pouvait se déployer autrement, d’une manière plus sensible et plus délicate. Cela rejoint le propos d’Emmanuel Lévinas, pour qui, dans son essai sur l’extériorité, Totalité et infini, le toucher est "autre chose qu'une banale affaire de peau, de cellules, de nerfs et de synapses". Cette idée rejoignant les approches d’autres auteurs ou designers étudiés dans ce mémoire ainsi que les exemples phénoménologiques nous ont donc permis de dépasser les blocages de l'utilisation du toucher. Mais ces réflexions nous ont surtout permis d’identifier théoriquement les dimensions largement sous-exploitées du toucher à savoir : son pouvoir d’ouvrir un rapport à l’imaginaire chez la personne qui touche et celle qui est touchée, de susciter des émotions, et même de créer une réflexion personnelle de l'ordre de la spiritualité.

Ce sont ces dimensions théoriques que nous entendons à présent développer en pratique par le projet, en appliquant les principes du toucher libérateur d’imaginaire (vus dans la partie 3 : programmatique) au domaine muséal (utilisation du corps dans son entièreté, proprioception ou encore la localisation du toucher dans le parcours). Ces principes théorico-pratique trouveront des possibilités d'expression très concrètes au fur et à mesure de la recherche pratique, ils seront sans doute amenés à évoluer, mais toujours dans le but de proposer aux visiteurs d'appréhender différemment, de manière plus sensible, émotionnelle et surtout corporelle, les objets exposés. Pour cela, l’intervention de professionnels et d'acteurs du milieu muséal sera très importante pour valider ou non certaines propositions ou hypothèses pratiques et apporter des informations complémentaires concrètes (ancrées dans la réalité des institutions) et surtout approfondir ma réflexion théorique du mémoire.

La nature du thème et des objets exposés va également permettre d’affiner la façon d’employer le toucher en tant qu’outil scénographique et de médiation. Certains sujets, notamment ceux intimement liés au corps (vus dans la partie 3 : programmatique), offrent un fort potentiel pour aller plus loin. Par ailleurs, il serait intéressant de s’affranchir de répliques d’objets à toucher afin de faire de cette approche tactile un véritable sujet de design d’exposition intégré à l’espace.

Cela nous amène à la question problématique de notre recherche concernant l’affranchissement total du toucher de ce à quoi on l’assigne (afin de libérer son potentiel inexploité). L'émancipation totale à l’égard de ses stéréotypes n’est pas forcément la solution et semble peut-être trop radicale. À travers la pratique, nous nous interrogerons donc sur la cohabitation, voire même l'hybridation de ses aspects complexes défendus jusqu'ici avec ses aspects plus "attendus" de ce qu'offre le toucher. Il ne s'agit pas de rejeter les pratiques existantes, mais plutôt d'élargir son utilisation et ce pour quoi il est utilisé (son but pédagogique auprès du visiteur). Une des idées fondamentales de cette recherche est de se questionner sur un élargissement des modes de compréhension au musée, en l'occurrence par le sens du toucher.

Cette recherche ne constitue donc pas une fin en soi. Elle est plutôt un point de départ, dans une démarche plus vaste. L’enjeu est à présent de continuer à approfondir comment le toucher peut transformer la manière dont nous appréhendons, comprenons et ressentons les objets d’exposition, mais cette fois par l'expérimentation (du rapport espace/corps). 
Repenser le toucher, c’est finalement repenser notre manière d’interagir avec le monde, les objets et  les histoires qu’ils véhiculent.













































































































































































































1  Varutti, Marzia,  « Vers une muséologie des émotions » Travaux & notes de recherche de la revue Culture & Musées n°36, L’émotion dans les expositions, article publié en ligne en décembre 2020 sur le site « OpenEdition Journal » à l’adresse suivante : https://journals.openedition.org/culturemusees/5751












2  Exposition Marche et démarche, une histoire de la chaussure. Musée des Arts Décoratifs, Paris, 2020.







































































<- Article 2 : Problématique
Ambre Manach
DSAA Design d’Exposition École Boulle