Au départ de notre réflexion, nous avons étudié les stéréotypes auxquels est assigné le toucher dans la société ainsi que dans les musées. Pour rappel, il s'agit de son association forcée aux mains qui touchent, de sa fonction d’accès à la matérialité, de son utilisation à des fins de curiosité tactile, de sa réduction à la manipulation ou encore de l’emprise sur les choses touchées. Dans le contexte du musée, notre diagnostic de l'utilisation du sens du toucher nous a révélé qu'il est généralement mobilisé de manière limitée et répétitive dans les expositions.
Pour tenter de répondre à notre question problématique, nous avons élargi notre réflexion en adoptant une approche plus phénoménologique, en nous interrogeant sur des expériences quotidiennes où le toucher dépasse ces cadres habituels/traditionnels du toucher. Nous avons ainsi compris qu’il était davantage complexe, voire ambigu et qu'il pouvait se déployer autrement, d’une manière plus sensible et plus délicate. Cela rejoint le propos d’Emmanuel Lévinas, pour qui, dans son essai sur l’extériorité, Totalité et infini, le toucher est "autre chose qu'une banale affaire de peau, de cellules, de nerfs et de synapses"1
. Cette idée rejoignant les approches d’autres auteurs ou designers étudiés dans ce mémoire ainsi que les exemples phénoménologiques nous ont donc permis de dépasser les blocages de l'utilisation du toucher. Mais ces réflexions nous ont surtout permis d’identifier théoriquement les dimensions largement sous-exploitées du toucher à savoir : son pouvoir d’ouvrir un rapport à l’imaginaire chez la personne qui touche et celle qui est touchée, de susciter des émotions, et même de créer une réflexion personnelle de l'ordre de la spiritualité.
Ce sont ces dimensions théoriques que nous entendons à présent développer en pratique par le projet, en appliquant les principes du toucher libérateur d’imaginaire (vus dans la partie 3 : programmatique) au domaine muséal (utilisation du corps dans son entièreté, proprioception ou encore la localisation du toucher dans le parcours). Ces principes théorico-pratique trouveront des possibilités d'expression très concrètes au fur et à mesure de la recherche pratique, ils seront sans doute amenés à évoluer, mais toujours dans le but de proposer aux visiteurs d'appréhender différemment, de manière plus sensible, émotionnelle et surtout corporelle, les objets exposés. Pour cela, l’intervention de professionnels et d'acteurs du milieu muséal sera très importante pour valider ou non certaines propositions ou hypothèses pratiques et apporter des informations complémentaires concrètes (ancrées dans la réalité des institutions) et surtout approfondir ma réflexion théorique du mémoire.
La nature du thème et des objets exposés va également permettre d’affiner la façon d’employer le toucher en tant qu’outil scénographique et de médiation. Certains sujets, notamment ceux intimement liés au corps (vus dans la partie 3 : programmatique), offrent un fort potentiel pour aller plus loin. Par ailleurs, il serait intéressant de s’affranchir de répliques d’objets à toucher afin de faire de cette approche tactile un véritable sujet de design d’exposition intégré à l’espace.
Cela nous amène à la question problématique de notre recherche concernant l’affranchissement total du toucher de ce à quoi on l’assigne (afin de libérer son potentiel inexploité). L'émancipation totale à l’égard de ses stéréotypes n’est pas forcément la solution et semble peut-être trop radicale. À travers la pratique, nous nous interrogerons donc sur la cohabitation, voire même l'hybridation de ses aspects complexes défendus jusqu'ici avec ses aspects plus "attendus" de ce qu'offre le toucher. Il ne s'agit pas de rejeter les pratiques existantes, mais plutôt d'élargir son utilisation et ce pour quoi il est utilisé (son but pédagogique auprès du visiteur). Une des idées fondamentales de cette recherche est de se questionner sur un élargissement des modes de compréhension au musée, en l'occurrence par le sens du toucher. Cette recherche ne constitue donc pas une fin en soi. Elle est plutôt un point de départ, dans une démarche plus vaste. L’enjeu est à présent de continuer à approfondir comment le toucher peut transformer la manière dont nous appréhendons, comprenons et ressentons les objets d’exposition, mais cette fois par l'expérimentation (du rapport espace/corps). Repenser le toucher, c’est finalement repenser notre manière d’interagir avec le monde, les objets et les histoires qu’ils véhiculent.
1 Lévinas, Emmanuel, Totalité et infini, essai sur l’extériorité, 1re édition, La Haye, Nijhoff,Martinus, 1971 ; édition Le Livre de poche.